Je regarde Margaret, qui attend manifestement une réponse. Elle tente gentiment un sourire et me tend sa jolie fossette, comme un signe d’encouragement. J’ai la bouche sèche. Je ravale ma salive et me décide à parler :

–  Tu sais bien que ça ne me concerne pas.

Les mots jaillissent, insensibles, d’un seul trait, semblant vouloir échapper à ma pensée. Car je me garde parfaitement de lui demander ce qui au fond me démange.

Adossé à mon oreiller de plume, je m’apprête donc tout naturellement à recevoir les explications. Elle me connaît bien, elle sait qu’il est temps de me dire ce qui se passe.

Commençant par incliner légèrement la tête, l’air de réfléchir, elle pousse encore un peu la porte et avance d’un petit pas.

–  Ta pauvre mère a besoin de toi. Elle est complètement désemparée.

Mais, me voyant hausser les sourcils, incrédule, elle s’empresse d’ajouter :

–  Ce n’est pas pour elle… À elle il ne lui est rien arrivé.

Sûr qu’elle en avait, de la tendresse, pour ce solide gaillard frisant le mètre quatre-vingt-dix. Un homme bourré de malice, avec de superbes moustaches et des pommettes tout aussi généreuses, à qui l’on avait bien voulu la marier, une poignée d’années après la fin de la première guerre. Un vrai soulagement quand on sait ce qui s’était passé par chez elle, ce qu’elle avait enduré.

Ce bel Aubin Gaubert taillé comme un roc, dont le prénom ne pouvait que lui plaire, forcément, parce qu’il lui rappelait la brune collégiale de Guérande. Une masse foncée qu’elle apercevait chaque jour, bien de face, là-bas, de l’autre côté des salines, tranquillement dressée sur son monticule verdoyant, telle une dame antique et fidèle veillant dignement sur le joli royaume de quadrillages. Cela lui donnait sans doute l’impression de ne pas s’être tout à fait détournée d’elle, cette figure imposante surplombant les damiers brillants, de ce pays de contrastes qu’elle continuait à aduler en secret.

J’ai pitié de lui. Tous ses grands désirs d’exister, de tenir la barre, ses fiertés, ses vociférations, je me dis que tout cela ne ressemble plus à rien. J’ai pitié de cet homme enfoncé dans sa misère, lui qui était si endurant. Je le vois qui a du mal à résister, honteux sans doute de se laisser ainsi aller à soupirer devant le temps qui lui échappe, le souffle qui s’amenuise. Cet homme qui a perdu son poids, qui n’est plus qu’un filet de voix.

–  J’en peux plus… J’vais mourir.